Par Paul Jouvenet, juriste, essayiste et consultant en affaires internationales. Eurasia Business News, le 14 juillet 2025. Article n°1622.

La présidence française vient de faire publier une nouvelle Revue nationale stratégique (RNS) ce 14 juillet 2025. Ce document de doctrine actualise les orientations fondamentales de la stratégie de défense française à l’horizon 2030 dans un contexte géopolitique d’une instabilité inédite depuis la fin de la Guerre froide. Ce document officiel, fondamental pour la planification militaire, acte une triple révolution : stratégique, industrielle et cognitive. Il consacre la France comme pilier de la souveraineté européenne et trace la voie vers une autonomie stratégique fondée sur la résilience nationale, la modernisation technologique et l’intégration européenne accrue. Cet article en propose une synthèse analytique et critique.
1. Un monde à la dérive : diagnostic stratégique de la RNS 2025
La RNS 2025 dresse un constat sans ambages : la conflictualité globale est entrée dans une phase d’hyperintensité diffuse, marquée par la simultanéité, l’imbrication et la généralisation des crises. Ce « point de bascule » évoqué dès l’introduction par le Président de la République française s’appuie sur quatre observations majeures :
- La menace russe est structurelle, multiforme et croissante : la guerre en Ukraine débutée le 24 février 2022 s’est transformée en conflit prolongé de haute intensité, avec un recours massif à la coercition, à la désinformation et aux menaces nucléaires. La revue mentionne que “La Russie mobilise tous les instruments de la guerre hybride pour affaiblir le front européen.”
- La désinhibition du recours à la force, dans tous les espaces, est manifeste. Le Moyen-Orient (Iran, Israël, Syrie, Yémen), l’Asie (Taïwan, mer de Chine) et l’Afrique (Sahel, Soudan, RDC) deviennent des théâtres d’expérimentation de nouvelles formes de conflictualité, mêlant acteurs étatiques et non étatiques.
- La déliquescence de l’ordre international est actée : les traités de maîtrise des armements sont caducs, l’ONU est paralysée, et les logiques de sphères d’influence remplacent le multilatéralisme qui avait été établi en 1945 et renouvelé en 1991.
- Enfin, la révolution technologique redéfinit les conditions de la guerre. L’IA, le quantique, les drones, la cybernétique et l’espace sont désormais des champs de bataille à part entière. Le front technologique est aussi stratégique que le front militaire.
2. Une ambition pour 2030 : autonomie stratégique, cohésion nationale et choc industriel
Face à ce monde fracturé, la RNS 2025 trace une ambition claire : préparer la France et l’Europe à une guerre de haute intensité sur leur sol ou à leurs portes. L’ambition s’articule autour de onze objectifs stratégiques (OS), que l’on peut regrouper en trois piliers.
a. La dissuasion, pierre angulaire de la souveraineté (OS1)
La France confirme sa doctrine nucléaire, fondée sur la dissuasion crédible et la stricte suffisance. Mais la RNS insiste sur la modernisation urgente des capacités stratégiques, dans un contexte de prolifération anarchique (Iran, Corée du Nord, Chine), de désinhibition russe et de fragilité du traité New START.
b. Un réarmement moral, civique et industriel (OS2, OS3, OS4)
Le document appelle à un réarmement moral de la Nation, fondé sur la résilience, la mobilisation citoyenne et la reconstruction du lien entre les Français et leur défense. Cela inclut un retour de la culture stratégique dans l’enseignement et la préparation psychologique à la guerre.
Sur le plan industriel, la revue appelle la France à bâtir une économie de guerre, résiliente, agile et capable de produire en masse et rapidement. Le temps des chaînes d’approvisionnement tendues et globalisées est révolu. L’État stratège redevient acteur central.
c. La souveraineté européenne comme horizon stratégique (OS5, OS6, OS7)
La France assume un leadership européen clair. Elle soutient la consolidation du pilier européen de l’OTAN et défend la montée en puissance de l’Union dans le champ sécuritaire, via la mutualisation des moyens, l’interopérabilité capacitaire et la préférence européenne dans les programmes d’armement. La vision gaullienne d’une Europe puissance est remise à l’ordre du jour, au-delà de l’atlantisme et du suivisme.
d. Une ambition asiatique :
Fait marquant, la revue parle de l’Asie-Pacifique, une région devenue centrale pour la marche du monde, sur les plans économiques, commerciaux, géopolitiques.
La revue indique que “La France développera et valorisera les partenariats de souveraineté consolidés à titre national (Inde et, sur ce modèle qui répond aux besoins exprimés par les pays d’Asie du Sud-Est, Indonésie et Singapour).”
En cela, la RNS 2025 choisit une forme de continuité. En effet, depuis la fin de la Guerre froide, la France entretient une présence continue mais prudente dans la région Asie-Pacifique, en tant que puissance extra-régionale dotée de territoires, de capacités militaires et d’intérêts économiques et stratégiques. Depuis 1991, sa politique étrangère dans cette zone s’est caractérisée par un équilibre entre affirmation de souveraineté, coopération régionale et ajustement stratégique face à la montée en puissance de la Chine.
Dans les années 1990 et 2000, la France agit essentiellement dans le cadre multilatéral, via son rôle au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, de la coopération avec l’ASEAN et du dialogue Asie-Europe (ASEM). Paris cherche à renforcer ses liens bilatéraux avec le Japon, la Corée du Sud, l’Inde et l’Australie, tout en promouvant le respect du droit international, notamment en mer de Chine méridionale.
À partir de 2010, sous l’effet de la stratégie de “pivot” américain vers l’Asie, la France adopte une politique plus affirmée dans la région. Cette inflexion est renforcée par la publication en 2018 du premier Livre blanc Indo-Pacifique par le ministère des Armées, suivi d’un approfondissement doctrinal en 2021 puis 2023. L’objectif : préserver les intérêts français face aux tensions croissantes sino-américaines, sécuriser les flux maritimes essentiels et défendre la souveraineté sur ses territoires ultramarins (Nouvelle-Calédonie, Polynésie, Wallis-et-Futuna).
Militairement, la France renforce sa présence : déploiements navals réguliers (missions Jeanne d’Arc, Marianne), accords de défense (notamment avec l’Inde, le Japon et l’Australie), participation à des exercices conjoints et création du réseau des attachés de défense dans la région. La stratégie française repose sur le concept d’un “axe Indo-Pacifique libre et ouvert”, en convergence avec ses partenaires démocratiques.
Mais entre 2021 et 2025, la France doit faire face à plusieurs revers : la crise des sous-marins avec l’Australie (AUKUS), la concurrence chinoise dans le Pacifique Sud et les incertitudes liées aux mouvements indépendantistes (Nouvelle-Calédonie). En réponse, Paris adopte une posture plus réaliste, articulant souveraineté territoriale, partenariats régionaux différenciés et autonomie stratégique européenne, tout en poursuivant sa stratégie de présence durable dans une région clef du XXIe siècle.
3. Analyse critique : vers une refondation du modèle français de puissance ?
a. Une rupture doctrinale assumée
La RNS 2025 entérine une mutation doctrinale : de la prévention à la confrontation. Le modèle d’armée complet, longtemps critiqué pour son coût, est consolidé. La préparation à la guerre devient centrale : guerre longue, multichamps, multithéâtre, au cœur même de l’espace national.
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Cela suppose une redéfinition profonde des logiques budgétaires, industrielles et culturelles. La RNS ne se contente pas de réorienter les priorités : elle propose une transformation de civilisation, où la sécurité précède la prospérité, et la cohésion nationale devient un impératif de survie.
b. Une dépendance réduite mais non résolue à l’égard des États-Unis
L’accent mis sur l’incertitude transatlantique, notamment après l’élection de Donald Trump en novembre 2024 et les signaux d’un désengagement américain, montre la lucidité française. Mais la RNS ne propose pas encore un véritable plan de découplage stratégique. La France demeure arrimée à l’OTAN, malgré une ambition d’autonomie stratégique. La question d’un “OTAN européen” ou d’un Schengen de la défense reste ouverte cependant.
Pour autant, les alliés européens (Allemagne, Danemark, Royaume-Uni, Norvège) préfèrent acheter du matériel de défense américain (notamment les F-35 ou les systèmes de missiles) plutôt que de favoriser l’industrie de défense européenne. Une telle situation demeure un défi majeur pour l’industrie française de défense (Dassault, Thales, Safran, MBDA, Nexter, Airbus).
c. Une ambition industrielle et technologique qui dépendra des actes
Si la volonté de créer une base industrielle européenne de défense est forte, les obstacles restent nombreux : divergences politiques (France-Allemagne), fragmentations industrielles, absence de culture de l’urgence. Le succès dépendra d’un pilotage étatique déterminé, de la coordination des financements (FEDef, ASAP, EDIRPA) et d’une prise de risque en matière de souveraineté technologique.
4. Conclusion : une RNS de rupture, entre urgence stratégique et pari civilisationnel
La Revue nationale stratégique 2025 acte un basculement doctrinaire pour les élites françaises. Ce document ne se contente pas de gérer les crises : la revue prépare le pays à une nouvelle époque historique, faite d’incertitude, de rivalités exacerbées et de recomposition des rapports de force. La guerre de haute intensité est de retour en Europe depuis février 2022, persistante au Moyen-Orient depuis 2011 et menace l’Asie orientale (Taïwan, mer de Chine méridionale, péninsule de Corée, Birmanie).
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Face à la montée des périls, la nouvelle revenue nationale stratégique propose une réponse globale : nucléaire, industrielle, sociétale, cognitive. Mais sa réussite dépendra de trois conditions :
- Une mobilisation nationale sans précédent, au-delà des clivages politiques.
- Une intégration stratégique européenne capable de dépasser les souverainismes tactiques.
- Une capacité d’anticipation et d’adaptation permanente, dans un monde mouvant.
En cela, la RNS 2025 n’est pas seulement une feuille de route militaire : c’est un manifeste pour la refondation d’une puissance française dans un monde post-occidental et devenu multipolaire. Cependant, l’atteinte des objectifs stratégiques de la France dépendra de sa réussite dans la mobilisation de ses ressources.
Références pour aller plus loin :
Revue nationale stratégique 2025, SGDSN, publiée le 14 juillet 2025.
Benoît Durieux, Guillaume Lasconjarias, IHEDN, L’Année de la Défense Nationale 2025 – Ruptures stratégiques, quels enjeux pour la France et pour l’Europe ? – 12 septembre 2024 ;
François Heisbourg, Le Temps des prédateurs, Odile Jacob, 2022 ;
Frédéric Charillon, Géopolitique de l’intimidation, seuls face à la guerre ? 26 février 2025.
Paul Jouvenet, L’Ascension des BRICS: Les nouvelles puissances de l’ordre multipolaire. – 29 décembre 2023 ;
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