Par Paul Jouvenet, essayiste et consultant en affaires internationales. Le 20 mai 2024, Eurasia Business News – Article n°1009.

La situation s’aggrave en Nouvelle-Calédonie, après le début des émeutes le 13 mai. L’état d’urgence a été décrété le 15 mai. La France souhaite depuis plusieurs mois conduire le “dégel du corps électoral”, bloqué depuis 1998, ainsi que réformer le régime des restrictions sur les exportations de nickel de l’archipel pour alimenter l’industrie du transport électrique.

Avant que les émeutes n’embrasent la Nouvelle-Calédonie la semaine dernière, le président Emmanuel Macron avait pour objectif de placer ce territoire éloigné du Pacifique – et ses réserves massives de nickel – au centre de la campagne française pour sécuriser les matières premières nécessaires à la transition vers une énergie propre et concurrencer la Chine dans la fabrication de véhicules électriques.

Ces plans se heurtent à un mouvement politique local radical qui cherche à obtenir l’indépendance de la France et refuse de le suivre.

Les troubles actuels pourraient stimuler une hausse du prix de ce métal sur les bourses mondiales. Les cotations à Londres et à Shanghai ont dépassé 21 000 dollars la tonne, mettant à jour des sommets de plusieurs mois.

Les émeutes ont explosé après que l’Assemblée nationale allait se prononcer sur une révision constitutionnelle prévoyant une réforme du corps électoral vivement contestée par les indépendantistes de l’île. Cette loi vise à donner plus de droits de vote à la population non autochtone de Nouvelle-Calédonie, diluant ainsi l’influence du peuple autochtone kanak.

Depuis une réforme constitutionnelle de 2007, les listes électorales pour les élections provinciales en Nouvelle-Calédonie sont gelées à leur état de 1998. 

En janvier 2024, le gouvernement a déposé un projet de loi constitutionnelle visant à dégeler le corps électoral à partir du 1er juillet 2024, en y intégrant les citoyens nés sur place ou y résidant depuis au moins dix ans.

Les Kanak, descendants des premiers habitants de l’archipel, avant la colonisation française, représentent 40 % des quelque 270 000 habitants, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Ils sont en majorité hostiles à un « dégel du corps électoral de 1998 »,car leur influence diminuerait. Cependant, écarter toute mise à jour du corps électoral priverait près de 42 000 résidents de Nouvelle-Calédonie de droit de vote aux élections.

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Les Européens, qui représentent un quart de la population, se répartissent en deux catégories. D’une part les Néo-Calédoniens d’origine européenne, descendants des français arrivés sur l’île depuis le XIXe siècle – appelés « Caldoches » par les populations autochtones. D’autre part, les personnes arrivées récemment de la France métropolitaine, le plus souvent à titre temporaire – parfois désignés péjorativement comme « Metro » ou « Zoreill ».

Le métissage existe aussi puisque 11,3 % des résidents déclarent appartenir à plusieurs communautés. Le reste de la population se compose de personnes issues de différentes vagues d’immigration.

Dans le même temps, les partis indépendantistes kanaks combattent une proposition française qui lèverait les restrictions sur l’exportation de nickel non traité et donnerait la priorité aux expéditions vers les usines européennes de batteries pour véhicules électriques.

L’état d’urgence décrété par le gouvernement le 15 mai est désormais entré en vigueur.

« Le nickel est une richesse pour la Nouvelle-Calédonie », a déclaré le président français Emmanuel Macron l’année dernière lors d’un voyage dans l’archipel du Pacifique. « C’est aussi, et j’insiste sur ce point, une ressource stratégique majeure pour la France et l’Europe, à l’heure où nous avons entrepris un effort massif de réindustrialisation. »

Les dirigeants indépendantistes néo-calédoniens ont dénoncé le plan français lorsqu’il a été dévoilé en mars. Ronald Frère, membre fondateur de l’un des partis indépendantistes, “Souveraineté Calédonienne”, l’a qualifié de « pacte colonial pour reprendre le contrôle des ressources de la Nouvelle-Calédonie ».

Six personnes ont été tuées et des centaines blessées au cours des troubles, qui se sont poursuivis pendant le week-end. Le ministre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a déclaré dimanche 19 mai que 600 policiers avaient été déployés pour sécuriser la route entre l’aéroport et la capitale, Nouméa.

Les émeutes portent un coup aux plans de la France d’utiliser ses territoires d’outre-mer pour contrer l’influence de la Chine dans l’océan Indien et le Pacifique, ce que Paris appelle sa stratégie indo-pacifique. Cette vaste région abrite certains des gisements minéraux les plus riches au monde. Les entreprises chinoises ont investi massivement dans le secteur indonésien du nickel, transformant le pays en premier producteur mondial de métal et en un fournisseur majeur des usines chinoises de véhicules électriques.

« Les questions d’indépendance sont des questions des décennies passées », a déclaré Macron. « Si l’indépendance signifie choisir demain d’avoir une base chinoise ici ou d’être dépendant d’autres flottes, bonne chance ! »

Les habitants de l’archipel ont voté trois fois contre l’indépendance de la France, la dernière fois le 12 décembre 2021 lors d’un référendum boycotté par les partis indépendantistes. Ces votes ont préservé le statu quo qui donne à la Nouvelle-Calédonie une autonomie et un contrôle importants sur ses ressources en nickel, qui ont longtemps été l’élément vital de son économie.

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La Nouvelle-Calédonie est le 4ème producteur mondial de minerai de nickel après l’Indonésie, les Philippines et la Russie. Elle détient entre 20 et 30 % des réserves mondiales de nickel.  

La demande de nickel a bondi depuis 2022 car il s’agit d’un matériau essentiel pour les technologies d’énergie propre, principalement les batteries lithium-ion qui alimentent la plupart des véhicules électriques dans le monde et qu’en raison de la guerre en Ukraine, les sanctions occidentales ont réduit les exportations de nickel russe.

L’Agence internationale de l’énergie affirme que la demande de nickel dans les batteries des véhicules électriques fera plus que quadrupler d’ici 2030, les gouvernements poussant les consommateurs à acheter des véhicules électriques.

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Mais pour l’instant, l’industrie de la Nouvelle-Calédonie est en difficulté. Une augmentation de la nouvelle production en provenance d’Indonésie et un effondrement de l’industrie des véhicules électriques ont fait plonger les prix du nickel, en baisse de près de 40 % depuis le début de 2023. Les coûts de l’énergie et de la main-d’œuvre en Nouvelle-Calédonie sont par ailleurs beaucoup plus élevés que ceux de l’Indonésie, tandis que la teneur en nickel de son minerai diminue. Les trois usines de traitement du nickel de l’archipel perdent toutes de l’argent. De grands acteurs comme Vale, Glencore et Trafigura se sont retirés ou cherchent à vendre leurs activités en Nouvelle-Calédonie en raison de pertes financières.

Le géant minier suisse Glencore a décidé en février d’arrêter la production d’une mine de nickel et d’une usine de traitement non rentables dans le nord de la Nouvelle-Calédonie. Glencore a déclaré qu’il chercherait un acheteur pour sa participation dans l’opération.

Métal blanc argenté, le nickel est au cœur de l’expérience de la France avec la Nouvelle-Calédonie depuis un siècle et demi, lorsqu’il y a été découvert peu après l’annexion du territoire par la France en 1853. Le métal est finalement devenu la plus grande exportation du territoire, qui bénéficiait en retour des investissements français en infrastructures.

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Pendant le boom du nickel de la fin des années 1960 et du début des années 1970, le gouvernement français a encouragé une augmentation de la migration métropolitaine vers la Nouvelle-Calédonie, dans le but de développer l’île et d’offrir des opportunités économiques et sociales à la population locale. Cette politique a également été perçue comme une tentative de renforcer la présence française face aux revendications indépendantistes naissantes.

Cette migration française a été l’une des étincelles d’un mouvement indépendantiste plus large en Nouvelle-Calédonie, qui s’est développé et a conduit à de violents affrontements dans l’archipel dans les années 1980, connus sous le nom d’« Événements » ou « Troubles ». Les tensions ont culminé en 1988 avec la prise d’otages à Ouvéa, qui a entraîné une intervention militaire française et des pertes humaines des deux côtés. Le rétablissement de l’ordre par la France et la signature des Accords de Matignon mirent fin à la crise.

À la fin des années 1990, dans le cadre des Accords de Nouméa signés en 1998, les dirigeants indépendantistes ont réussi à obtenir des concessions de la part de la France, notamment en limitant l’exportation de nickel brut afin de stimuler la création d’usines locales de traitement du nickel. Cette mesure visait à promouvoir l’industrialisation locale, créer des emplois et augmenter la valeur ajoutée du nickel avant exportation, soutenant ainsi le développement économique de la Nouvelle-Calédonie et répondant aux aspirations de la population autochtone kanak et des autres résidents.

L’Accord de Nouméa de 1998 a également gelé les listes électorales aux seuls résidents d’avant 1998 et à leurs descendants.

L’industrie du nickel représente maintenant, directement et indirectement, environ 25% des emplois de Nouvelle-Calédonie.

Les expéditions de nickel brut font partie des points de tension liés au projet de la France d’investir dans l’industrie locale, que le gouvernement du président Macron a surnommé le « pacte du nickel ». En plus d’exiger des contributions financières du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, le plan français autoriserait les expéditions de nickel brut vers les marchés européens et ailleurs, ce qui, selon certains dirigeants locaux, nuirait aux usines de transformation locales.

C’est dans ce contexte que la décision de la France d’élargir le bassin électoral dans le pays, réduisant ainsi la part de vote des autochtones, a déclenché des manifestations qui ont ensuite dégénéré en émeutes. Le vote récent de l’Assemblée nationale pour changer les règles électorales a déclenché des émeutes et des affrontements généralisés à compter du 13 mai entre les manifestants indépendantistes, les milices et les forces françaises.

La crise met en évidence les profondes divisions qui subsistent sur le statut politique de la Nouvelle-Calédonie et le désir d’autodétermination de la population autochtone kanak par rapport aux efforts de la France pour maintenir le contrôle de ce territoire stratégique dans l’océan Pacifique.

Une puissance étrangère comme la Chine a un intérêt géopolitique direct à voir l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, riche en nickel et occupant une position géographique stratégique, à l’Est de l’Australie.

Les enjeux géopolitiques, les tensions démographiques locales et les pressions du marché mondial du nickel sont autant de contraintes pour la France dans sa volonté de préserver son lien territorial et politique avec la Nouvelle-Calédonie.

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