Par Paul Jouvenet, juriste, essayiste et consultant en affaires internationales. Eurasia Business News, le 10 juillet 2024. Article n°1081.

Le président américain Bill Clinton serre la main du président russe Boris Eltsine lors de la cérémonie de signature de l’Acte fondateur OTAN-Russie à Paris, le 27 mai 1997, sous le regard du président français Jacques Chirac. (Crédit : Luke Frazza, AFP/Getty Images)
Le 16 décembre 1994, Al Gore, alors vice-président des États-Unis, a promis lors d’une réunion à Moscou avec le président russe Boris Eltsine que l’OTAN consulterait la Russie avant d’élargir l’alliance vers l’Est. C’est ce qui ressort de la transcription de leurs entretiens du 16 septembre 1994, publiée dans les archives de la sécurité nationale des États-Unis, par le Département d’État, en vertu de la loi sur la liberté de l’information des archives de la sécurité nationale.
« Ce que Clinton vous a dit en septembre, c’est que l’OTAN finira par s’élargir, mais le processus sera progressif et ouvert, nous vous consulterons étroitement », a déclaré Al Gore au cours de la conversation. Le contenu de leur conversation a été enregistré par le secrétaire d’État adjoint de l’époque, Strobe Talbott. M. Al Gore a également souligné la nécessité de mener ce processus parallèlement à l’approfondissement du partenariat entre la Russie, les États-Unis et l’OTAN. « Oui, en parallèle. De manière synchrone, synchrone », a répondu Boris Eltsine.
Selon une autre transcription d’une réunion de 1997, l’ancien président américain Bill Clinton avait déclaré lors d’une réunion avec Boris Eltsine que “l’OTAN n’était pas une menace pour la Russie.” Bill Clinton avait alors souligné qu’il essayait de créer une alliance qui ne serait pas un problème pour la Fédération de Russie, mais qui permettrait aux États-Unis de travailler avec l’Europe pour résoudre des problèmes communs.
Le président russe Vladimir Poutine a déclaré que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN était une « menace directe pour la sécurité de la Russie ». Un tel projet d’adhésion avait été publiquement exprimé en avril 2008 lors du sommet de l’OTAN à Bucarest, puis régulièrement jusqu’en 2014. Le président russe a également affirmé que la Russie avait été trompée dans les années 1990 lorsque Washington lui avait promis de ne pas étendre l’OTAN à l’Est.
Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, dément que l’OTAN ait jamais promis à la Russie de ne pas s’étendre vers l’Est.
Lire aussi : Le Prince de Machiavel, Texte original et commentaires
Cette question sur la promesse des Etats-Unis faite à l’URSS en 1990-1991 puis à la Russie dans les années 1990 de ne pas élargir l’OTAN vers l’Est fait l’objet d’un intense débat entre Washington et Moscou et entre les experts des relations internationales. La consultation des archives peut apporter des éléments de réponse.
L’abandon de la confrontation géopolitique entre le bloc occidental et le bloc socialiste en 1987-1989, la dissolution du Pacte de Varsovie et l’effondrement de l’Union soviétique en 1990-1991 marquèrent la fin de la Guerre Froide, qui avait commencé dès 1945. Les dirigeants soviétiques proposaient alors aux dirigeants occidentaux de réformer l’architecture de sécurité de la scène internationale, en renonçant à la course aux armements et à ses dépenses colossales. Le gouvernement soviétique décida alors sous la direction du secrétaire général du PCUS Mikhaïl Gorbatchev de se concentrer sur la coopération pacifique avec les Etats-Unis et leurs alliés européens, et de « rénover » la démocratie socialiste.
Côté américain, dans sa liste de garanties adressées au dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev et au Ministre des affaires étrangères Chevardnadze en mai 1990, le Secrétaire d’Etat américain Baker s’engageait quant à lui à l’accroissement du rôle de la CSCE sur les affaires européennes.[1]
Lire aussi : L’Ascension des BRICS: Les nouvelles puissances de l’ordre multipolaire
Toutefois, ce projet de réconciliation soutenue par la France et l’Union soviétique n’a jamais abouti. La CSCE fut certes bien établie, mais l’OTAN a davantage renforcé sa place déjà prépondérante dans le paysage stratégique européen. La menace soviétique ayant disparu, il fallait trouver un nouveau but à l’Alliance atlantique, choisir entre « l’extension ou le dépôt de bilan ».[2] Malgré la dissolution du Pacte de Varsovie, qui était l’alliance militaire des pays communistes, l’OTAN a continué d’exister et les bases militaires américaines sont restées en Europe.
La question de l’existence de la promesse des Etats-Unis faite à l’Union soviétique selon laquelle l’OTAN ne s’élargira pas au-delà de l’Allemagne de l’Est (RDA) est l’objet d’une controverse. La mention d’un engagement verbal lors des négociations de février 1990 à Moscou entre le secrétaire d’Etat américain Baker d’une et le secrétaire général du PCUS Mikhaïl Gorbatchev est âprement discutée, sur la base des documents de transcription des discussions, des télégrammes diplomatiques et de la déclaration de Baker “Pas un pouce à l’Est”.
L’ancien président américain Georges H. W. Bush lui-même, l’ancien conseiller à la sécurité nationale Brent Scowcroft, et le Secrétaire d’Etat américain de l’époque James Baker ont toujours démenti que cette question de l’élargissement de l’OTAN avait été abordée lors des négociations avec Moscou en 1989-1990 au sujet de la réunification allemande. Les dirigeants américains ont dénié encore plus fermement que les Etats-Unis aient formulé une quelconque promesse de non-expansion de l’Alliance à l’Est.
Philip Zelikow, ancien responsable au Conseil de Sécurité Nationale affirma en 1997 que Washington n’avait formulé aucun engagement concernant la forme future de l’OTAN, mis à part quelques points spécifiques au sujet de l’Allemagne de l’Est qui ont été codifiés dans le Traité sur le Règlement Final à propos de l’Allemagne en septembre 1990.[3]
Mark Kramer, directeur du programme d’étude d’Harvard sur la Guerre Froide, avance dans un article publié en 2009 que dans ses conversations avec ses conseillers diplomatiques, Gorbatchev apparaissait comme pleinement confiant que l’Allemagne, même réunifiée, resterait neutre, en dehors de l’OTAN et que le Pacte de Varsovie perdurerait, afin de maintenir la parité stratégique en Europe. La vue optimiste de Gorbatchev sur la situation l’aurait incité à accueillir un engagement oral par Baker que l’OTAN ne chercherait pas à étendre sa juridiction à l’Allemagne de l’Est (permettant ainsi sa neutralité), mais le leader soviétique n’aurait même pas envisagé d’obtenir une garantie écrite concernant l’élargissement de l’OTAN au-delà de l’Allemagne parce qu’en février 1990 cette question n’était pas encore à l’ordre du jour.
Les autorités russes affirment depuis lors qu’un tel engagement de ne pas étendre l’alliance atlantique vers l’Est a eu lieu oralement et que l’OTAN l’a violé par son expansion vers l’Est, jusqu’aux frontières de la Russie. Les dirigeants de l’OTAN affirment qu’une telle promesse n’a pas été faite et qu’une telle décision ne pouvait être prise que par écrit.
Sur ce point, il est important de préciser qu’un engagement verbal, de la part d’un représentant officiel d’un Etat, peut produire des effets de droit dans l’ordre juridique international. En droit international, une telle manifestation de volonté unilatérale est admise comme étant créatrice de droit depuis de nombreuses années (CPJI, arrêt du 5 avril 1933, affaire du statut juridique du Groenland oriental (Norvège/Danemark), série A/B, n° 53).
En 2009, le journal allemand« Spiegel » a cité une note déclassifiée qui avait été rédigée lors d’une visite du ministre Hans-Dietrich Genscher à Moscou les 9 et 10 février 1990. D’après cette note interne, Genscher avait déclaré lors d’une conversation avec le ministre soviétique des Affaires étrangères Edouard Chevardnadze que le gouvernement allemand était « conscient que l’affiliation d’une Allemagne réunifiée à l’OTAN soulève des questions compliquées ». La lecture de la note interne révèle clairement que pour les ministres allemands et soviétiques s’étant rencontrés ce jour-là à Moscou, l’OTAN ne s’étendrait pas vers l’Est.
Mais le président Georges Bush considéra inacceptable l’idée de ne pas inclure le territoire de la RDA dans la structure militaire de l’OTAN, une fois l’Allemagne réunifiée. Comment la RDA pourrait être-défendue ? En cas d’attaque, la garantie de l’Alliance ne s’appliquerait pas, la « garantie de protection de l’OTAN pour l’ensemble de l’Allemagne » serait menacée. Bush et ses conseillers arrivèrent à cette conclusion, comme l’écrit Heinrich August Winkler dans « The Long Road West », pendant le séjour de Baker à Moscou. Bush a également écrit cela dans une lettre au chancelier allemand Kohl, ajoutant qu’au plus un « statut militaire spécial » était acceptable pour l’Allemagne de l’Est. Cependant, aucune assurance ne serait donnée quant à la « non-expansion de la juridiction de l’OTAN » : l’obligation de l’alliance devrait également s’appliquer au territoire de la RDA.
Lire aussi : La Russie et la Chine veulent créer une nouvelle monnaie de réserve
En juin 2021, le Ministère russe des Affaires étrangères a publié des pièces documentaires sur les assurances des Etats-Unis de ne pas étendre l’OTAN vers l’Est. La porte-parole du Ministère, Maria Zakharova a ainsi cité un extrait du télégramme de l’ambassade États-Unis à Bonn adressé au Secrétaire d’État James Baker au début de l’année 1990 sur les discussions avec le Ministre allemand des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher. Selon le texte du télégramme, « l’OTAN devrait abandonner l’expansion de son territoire vers l’Est, c’est-à-dire s’approcher des frontières de l’Union soviétique ».
Quelques années après la réunification allemande en 1990, l’OTAN entamait sa marche vers l’Est de l’Europe. La première phase d’élargissement fut décidée lors du sommet de Madrid de 1997, lorsque la République Tchèque, la Hongrie et la Pologne ont été invités à commencer les pourparlers d’adhésion. Le 12 mars 1999, ces trois anciens membres du Pacte de Varsovie deviennent membre de l’OTAN.
Lire aussi : Investir dans l’or, protéger son patrimoine
S’est dressé en critique à cet élargissement le célèbre et respecté Georges F. Kennan, le père de la politique américaine « d’endiguement » durant la Guerre Froide. Ce dernier avait mis en garde contre une telle entreprise qu’il qualifia d’« erreur la plus fatale de l’ère post-guerre froide » dans une tribune publiée dans le New York Times le 5 février 1997.
Kennan considérait qu’un tel élargissement vers les frontières de la Russie « ne revêt aucune nécessité » et ne fera « qu’enflammer les tendances nationalistes, anti-occidentales et militaristes de l’opinion russe, aura un effet néfaste sur le développement de la démocratie en Russie, rétablira une atmosphère de guerre froide dans les relations Est-Ouest et produira une politique étrangère russe de confrontation avec l’Occident. Enfin, une telle décision rendra plus difficile le dialogue entre Washington et Moscou concernant la maîtrise des armements. »
Lire aussi : Les 105 ans du Traité de Versailles du 28 juin 1919
En 2015, l’historien des relations internationales Thomas Gomart affirmait que “L’OTAN est toujours au cœur des préoccupations stratégiques de Moscou. Conformément à sa culture stratégique, la Russie veut maintenir un glacis défensif, rongé par les élargissements successifs de l’OTAN.”
Les relations géopolitiques entre la Russie et l’Europe sur les trente dernières années semblent bien avoir donné raison à Georges Kennan.
Notre communauté compte déjà près de 130 000 lecteurs !
Abonnez-vous à notre chaîne Telegram
Prévenez-moi lorsqu’un nouvel article est publié :
Suivez-nous sur Telegram, Facebook et Twitter
© Copyright 2024 – Paul Jouvenet. Eurasia Business News. Article n° 1081.