Par Clément Bigot, juriste et consultant en relations internationales – Eurasia Business News, le 21 février 2022

Réunion du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, 21 février 2022. Crédits photo : Kremlin.
La Russie reconnaît la souveraineté des républiques séparatistes de Donetsk (DNR) et de Lougansk (LNR), en conflit avec l’Ukraine depuis avril 2014. La décision a été prise par le président russe Vladimir Poutine après une demande de la Douma d’État, des appels des dirigeants des républiques autoproclamées et des consultations avec le Conseil de sécurité nationale de la Fédération de Russie, organe composé des plus hauts responsables de l’Etat russe. Les décrets de reconnaissance ont été publiés dans la foulée. En réaction à cette annonce, le gouvernement ukrainien a demandé des consultations urgentes avec le Conseil de sécurité de l’ONU.
Vladimir Poutine a annoncé cette décision lors d’un long discours télévisé adressé aux Russes, prononcé après la réunion du Conseil de sécurité nationale dans la journée du 21 février 2022. Les observateurs attentifs se rappelleront les discours à résonance historique du président russe de mars 2014.
« La situation dans le Donbass a de nouveau acquis un caractère critique et aigu. Et aujourd’hui, je m’adresse directement à vous afin non seulement d’évaluer ce qui se passe, mais aussi de vous informer des décisions qui sont prises, des éventuelles nouvelles étapes dans cette direction », a déclaré le président Poutine au début de son allocution.
Selon Vladimir Poutine, pour la Russie, l’Ukraine n’est pas seulement un pays voisin, mais une partie intégrante de l’histoire, de la culture et de l’espace spirituel russe. “Ce sont nos camarades, des proches, parmi lesquels se trouvent non seulement des collègues, des amis, d’anciens collègues, mais aussi des proches, des personnes liées à nous par le sang, des liens familiaux“, a déclaré le président.
Le président russe considère que des forces radicales ont réussi à prendre le pouvoir en Ukraine il y a huit ans, “dépassant la contestation” en 2014 et en menant “un coup d’Etat“. Vladimir Poutine a ajouté dans son discours que la protestation de l’automne 2013 et de l’hiver 2014 et le renversement du président ukrainien élu Viktor Ianoukovitch ont été soutenu financièrement par les États-Unis. Sur ce point, Washington dément traditionnellement toute ingérence directe dans les affaires politiques ukrainiennes en 2013-2014.
« La politique des autorités [de l’Ukraine] a été menée sous la dictée des radicaux. Les radicaux sont devenus impudents, leurs revendications ont grandi d’année en année », a déclaré le président russe, ajoutant qu’il n’était pas difficile pour les radicaux d’imposer « leurs objectifs à un gouvernement faible ».
Vladimir Poutine a ensuite mis en garde contre les tentatives des autorités ukrainiennes d’utiliser des saboteurs pour préparer des attentats terroristes et kidnapper des Russes avec l’aide de services de renseignement étrangers.
« L’accent est mis sur des actions agressives, sur l’activation de cellules extrémistes, sur le déploiement de groupes de sabotage pour mener des attaques terroristes contre des infrastructures critiques, pour kidnapper des citoyens russes. Nous avons des preuves directes que de telles actions agressives sont menées avec le soutien des services de renseignement étrangers », a déclaré Poutine.
Le président russe n’a pas hésité à qualifier les autorités ukrainiennes de “marionnettes”. « L’effondrement de l’économie ukrainienne s’accompagne du vol des citoyens du pays. L’Ukraine est sous contrôle étranger. Les Ukrainiens comprennent que leur pays n’est même pas sous protectorat, mais réduit au niveau d’une colonie avec un régime fantoche. », a déclaré le chef de l’État russe. Selon Vladimir Poutine, des mesures répressives sont pratiquées en Ukraine contre les citoyens russophones, dont les droits et libertés sont bafouées.
« À Kiev, les autorités exercent des pressions contre l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou. Les autorités ukrainiennes ont cyniquement transformé la tragédie du schisme ecclésiastique en un instrument de la politique de l’État. Les dirigeants du pays ne répondent pas aux demandes des citoyens d’abroger les lois qui portent atteinte aux droits des croyants », a déclaré le président russe dans son discours.
Vladimir Poutine a déploré qu’au cours de toutes les années d’indépendance depuis 1991, l’Ukraine ne soit pas parvenu à développer un État stable et que le pouvoir et la propriété soient constamment partagés entre des oligarques s’appuyant sur des fonctionnaires corrompus.
L’Ukraine est en effet frappée par une corruption élevée. Le pays se classe 117 sur 180 dans le classement 2020 de Transparency International.
« Un État durable en Ukraine ne s’est pas encore développé et les élections politiques ne servent que de couverture, de paravent pour la redistribution du pouvoir et des biens entre les différents clans oligarchiques. La corruption, qui, sans aucun doute, est un défi et un problème pour de nombreux pays, dont la Russie, a acquis un caractère particulier en Ukraine – elle a littéralement imprégné et corrodé l’État ukrainien. L’ensemble du système, toutes les branches du pouvoir », a déclaré Vladimir Poutine.
Le chef de l’Etat russe a ensuite déploré ce qu’il a qualifié de “chantage mené par l’Ukraine sur le transit gazier.” Vladimir Poutine a également fustigé la politique d’expansion vers l’Est de l’OTAN depuis 1997. Le président russe a rappelé les trois conditions demandées par la Russie à l’OTAN : 1/ Fin de l’élargissement de l’Alliance atlantique vers l’Est ; 2/ Garantie de non déploiement de missiles offensifs sur le territoire d’Etats voisins de la Russie ; 3/ Retour de l’OTAN à ses frontières antérieures à 1997.
Le 21 février, les chefs des républiques séparatistes autoproclamées de Donetsk et de Lougansk Denis Pushilin et Leonid Pasechnik ont adressé au président russe une demande officielle de reconnaissance de leur indépendance. En milieu de journée, Vladimir Poutine a tenu une réunion du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, au cours de laquelle il a évoqué cette possibilité et promis de prendre une décision avant le 22 février, date symbolique (voir infra).
La reconnaissance de l’indépendance des républiques autoproclamées lors de la réunion du Conseil de sécurité a été soutenue, entre autres, par l’expérimenté ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, par le vice-président du Conseil de sécurité Dmitri Medvedev , les présidents du Conseil de la Fédération et de la Douma d’État Valentina Matvienko et Vyacheslav Volodine.
Sergueï Lavrov, parlant de la reconnaissance de la RPD et de la LPR, a déclaré qu’il ne voyait pas d’autre issue : “Je ne vois pas d’autre moyen. Quant à l’offre d’attendre deux ou trois jours pour que l’Occident reprenne ses esprits, c’est une question de goût, bien sûr, mais cela ne changera pas sa position. »
Dmitri Medvedev a déclaré se souvenir de l’expérience de 2008, lorsque, sous sa présidence, la Russie a reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, territoires disputés par la Géorgie. L’ancien président russe (2008 – 2012) a qualifié cette décision de “leçon pour l’OTAN, pour un certain nombre de pays européens” et a ajouté qu’elle a sauvé la vie de centaines de milliers de personnes.
Valentina Matvienko a qualifié la reconnaissance des républiques de Donetsk et de Lougansk de “devoir moral” de la Russie, que Moscou doit remplir, malgré la menace de nouvelles sanctions occidentales. Selon Vyacheslav Volodine, la nécessité de reconnaître les républiques du Donbass est fondée sur des raisons humanitaires.
Le ministre russe de l’Intérieur Vladimir Kolokoltsev a proposé de reconnaître les deux républiques à l’intérieur des frontières des régions de Donetsk et de Louhansk, c’est-à-dire « à l’intérieur des frontières administratives dans lesquelles ces républiques et les peuples de ces républiques se trouvaient avant l’occupation par les forces armées ukrainiennes.”
Le chef de la Garde russe et ancien garde du corps de Vladimir Poutine, Viktor Zolotov, a qualifié la reconnaissance des républiques de “nécessaire”.
Le directeur du FSB, Alexander Bortnikov, a déclaré que depuis plusieurs années, les habitants des républiques de Donetsk et de Lougansk “regardaient avec espoir et demandaient à la Fédération de Russie de les protéger” et que Moscou devait “mettre en oeuvre leur droit“.
Le secrétaire du Conseil de sécurité, Nikolaï Patrouchev, estime qu’en reconnaissant les républiques autoproclamées, la Russie protégera leurs habitants, mais avant de prendre une telle décision, il faut parler avec les États-Unis. Le Premier ministre Mikhaïl Michustin était d’accord avec lui, déclarant la nécessité de transmettre la position de Moscou à Washington.
Lire aussi : Poutine et Macron s’accordent pour négocier un cessez-le-feu dans le Donbass
Le ministre de la Défense Sergueï Choïgou, ainsi que le chef adjoint de l’administration présidentielle Dmitri Kozak et le directeur du Service de renseignement extérieur (SVR) Sergueï Narychkine ont également pris part à la réunion du Conseil de sécurité. Ce dernier, lors de son allocution, a émis une réserve, affirmant qu’il soutenait “la proposition de rattacher les républiques populaires de Donetsk et de Louhansk à la Fédération de Russie“. Poutine en réponse a souligné que ce sujet n’était pas discuté. Plus tôt, Kozak s’est aussi posé la question de « rattacher ou non le Donbass ».
Les décrets officiels de reconnaissance de souveraineté ont été signés et publiés peu après l’allocution télévisée du président russe. Ces décrets ont également chargé le ministère russe de la Défense d’assurer le maintien de la paix et la protection des civils dans les deux républiques par les forces militaires russes jusqu’à la conclusion de traités d’amitié et d’assistance mutuelle.
Après la fin de la réunion du Conseil de sécurité russe, le ministre ukrainien des Affaires étrangères Dmitry Kuleba, à la demande du président Volodymyr Zelensky , s’est adressé au Conseil de sécurité de l’ONU avec une demande de consultations dans le cadre du mémorandum de Budapest. Kuleba a indiqué que des consultations devraient avoir lieu “immédiatement” et devraient discuter “des actions urgentes visant à la désescalade, ainsi que des mesures pratiques pour assurer la sécurité de l’Ukraine“.
Le président ukrainien Zelensky lui-même avait précédemment déclaré que la reconnaissance de la RPD et de la RPL signifierait le “retrait unilatéral” de la Russie des accords de Minsk, et avait supposé que Moscou ne franchirait pas cette étape. Les Etats européens se sont également opposés à une telle décision . À leur avis, cette décision viole non seulement les accords de Minsk, mais aussi la souveraineté de l’Ukraine.
À la mi-février, la Douma d’État a adressé un appel au chef de l’État russe avec une demande de reconnaissance de la RPD et de la LPR. Les députés russes ont estimé qu’il était “moralement justifié” de reconnaître les républiques autoproclamées, dans lesquelles “au cours des dernières années, des organes et des États démocratiques dotés de tous les attributs du pouvoir légitime ont été construits sur la base de la volonté populaire.”
Le 22 février est une date symbolique. En effet, il y a huit ans, le 22 février 2014, le président ukrainien Viktor Ianoukovtich était destitué par un vote du Parlement, la Verkhovna Rada, et contraint de quitter la capitale.
Cette nouvelle de la reconnaissance par la Russie de la souveraineté des deux républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk est comme un coup de tonnerre pour les chancelleries occidentales, qui si elles pouvaient s’y attendre en raison de l’aggravation des tensions à l’Est de l’Ukraine, sont maintenant devant le fait accompli. Des annonces sont attendues du côté de la France, de l’Allemagne et de l’Union européenne. Les Etats-Unis devraient réagir fermement. De nouvelles sanctions sont possibles, même si celles proclamées en 2014 n’ont pas prouvé leur efficacité. Les jours à venir vont être intenses sur la scène diplomatique européenne.
Lire aussi : Les Etats face à l’espionnage dans le cyberespace
Merci d’être abonné à notre site.
Notre communauté compte déjà près de 45 000 lecteurs !
Inscrivez-vous pour recevoir nos derniers articles, c’est gratuit !
Soutenez-nous en partageant nos publications !
Suivez-nous sur Facebook et Twitter
© Copyright 2022 – Clément Bigot, juriste et consultant en relations internationales.