Par Eurasia Business News – le 6 mars 2021

L’avion-cargo Antonov An-225, plus gros porteur au monde, est motorisé par des turbo-réacteurs à double flux Ivtchenko-Progress D-18T, fabriqués par Motor Sich. Achevé en 1988, il sert de modèle à l’Antonov An-124, produit en série. Crédits photo : Pixabay.
L’Ukraine a imposé des sanctions contre des actionnaires chinois de l’entreprise ukrainienne Motor Sich PJSC et des sociétés chinoises ayant manifesté un intérêt à entrer majoritairement dans son capital social. Les investisseurs en question avaient pour projet d’acquérir une part majoritaire du capital social de cette entreprise stratégique pour l’industrie de défense ukrainienne. Après un ralentissement du projet par le régulateur ukrainien anti-monopole, ces sanctions bloquent toute tentative d’achat. Le Ministère chinois des Affaires étrangères a fait part de son inquiétude contre cette mesure unilatérale. Quels sont les enjeux de cette affaire ?
Par une décision du Conseil national de sécurité et de défense du 14 décembre 2020 et deux décrets du président Volodymyr Zelensky en date des 28 et 29 janvier dernier, l’Ukraine a placé sur la liste des sanctions la société chinoise Skyrizon, son actionnaire principal Wang Jing et trois sociétés liées. La durée d’application des sanctions est fixée à trois ans.
Les sociétés ciblées sont Beijing Xinwei Technology Group Co. Ltd, Beijing Skyrizon Aviation Industry Investment Co. Ltd (les deux sont basées à Pékin), Skyrizon Aircraft Holdings Limited (Îles Vierges britanniques) et Hong Kong Skyrizon Holdings Limited (Hong Kong).
Le décret du président ukrainien du 29 janvier 2021 a ajouté à la liste des sanctions les ressortissants chinois Du Tao et Cheng Huisheng, actionnaires actuel et potentiel de Motor Sich PJSC.
Ces sanctions sont motivées par l’Ukraine sur la nécessité d’empêcher la concentration des actions de Motor Sich, l’un des plus grands fabricants mondiaux de moteurs d’avion et d’hélicoptères, entre les mains d’investisseurs chinois.
Depuis plusieurs années, ces investisseurs chinois tentaient d’obtenir une majorité de contrôle dans le capital social de la société ukrainienne Motor Sich. L’entreprise dont le siège est dans la ville industrielle de Zaporojia, produit notamment le moteur Ivtchenko-Progress D-18T qui propulse le transporteur lourd Antonov An-124 Ruslan ainsi que l’An-225 Mriya, le plus grand avion-cargo du monde. Motor Sich fabrique également le turboréacteur MS400, pour équiper des missiles de croisière. Ce savoir-faire industriel intéresse la Chine, notamment pour la motorisation de son projet d’avion de ligne CR929 mis en œuvre par l’entreprise Commercial Aircraft Corporation of China (COMAC).
Les sanctions à l’encontre des investisseurs chinois précités et des sociétés liées consistent notamment en un gel des avoirs, la restriction des opérations commerciales en Ukraine, la cessation partielle ou totale du transit des ressources, des vols et des transports à travers le territoire ukrainien, l’impossibilité de sortie de capitaux d’Ukraine, une interdiction complète des transactions avec des titres dont ils sont émetteurs et une interdiction d’achat d’entreprises en Ukraine, dont la société Motor Sich PJSC.
La liste des sanctions comprend également l’interdiction d’augmenter la taille du capital autorisé des entreprises dont les personnes sanctionnées détiennent directement ou par l’intermédiaire d’autres entités 10% ou plus, et l’annulation des négociations sur la conclusion de contrats ou d’accords commerciaux. Les accords et projets en matière de défense et de sécurité avec les entités sanctionnées sont également résiliés.
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Ces décisions de l’Ukraine interviennent après que le 14 janvier 2021, le Bureau de l’industrie et de la sécurité du Département américain du commerce a annoncé avoir ajouté la société chinoise Skyrizon, qui avait investi le capital social de l’entreprise ukrainienne Motor Sich, à la liste des “utilisateurs finaux militaires” (Military End User List). Cette liste a été créée en 2020 et comprenait jusqu’ici 58 entreprises chinoises et 45 entreprises russes.
« Skyrizon est une entreprise publique chinoise et son désir d’acquérir et de déployer une technologie militaire étrangère constitue une menace sérieuse pour la sécurité nationale et les intérêts de la politique étrangère américaine », avait alors déclaré le Secrétaire au Commerce Wilbur Ross.
L’ambassade américaine en Ukraine a ajouté dans un communiqué que :
« Skyrizon cherche activement à acquérir la propriété intellectuelle et la technologie pour faire progresser des capacités militaires clés qui menacent la sécurité nationale des États-Unis, y compris la capacité de développer, produire ou entretenir des équipements militaires, tels que des moteurs d’avion, des satellites et des missiles de croisière. »
Il est évident que les États-Unis considèrent l’influence de la Chine en Ukraine et le projet d’achat de l’entreprise Motor Sich comme une menace, alors que la rivalité géopolitique entre Washington et Beijing s’est exacerbé avec la guerre commerciale lancée par l’ancien président Donald Trump.
Le SBU, le Service de Sécurité d’Ukraine, ont empêché le 31 janvier une réunion entre des administrateurs ukrainiens de Motor Sich et des investisseurs chinois, ces derniers projetant d’acquérir la propriété du motoriste ukrainien.
«Le problème (concernant la propriété de Motor Sich) ne concerne pas la Chine. Le problème n’est même pas de savoir comment les actions de Motor Sich ont été achetées sous l’ancien président, sous Porochenko. Le problème est que nous n’avons pas le droit de vendre une participation majoritaire dans la gestion des entreprises de défense stratégique de l’Ukraine à n’importe quel pays… pendant ma présidence, ce ne sera pas le cas », a déclaré le président ukrainien Zelensky dans un entretien accordé à la chaîne américaine HBO le 23 janvier dernier.
Cette prise de position de l’Ukraine contre une tentative chinoise d’acquérir le contrôle d’une entreprise ukrainienne stratégique pour l’aéronautique civile et militaire fait écho aux récentes réformes législatives et décisions de gouvernement d’Etats européens, inquiets devant le nombre d’entreprises stratégiques progressivement acquises par des investisseurs étrangers hors Europe.
En avril 2018, lorsqu’il est apparu que plus de la moitié des actions de Motor Sich avaient été acquises par des investisseurs chinois au fil des ans, la négociation des actions du motoriste a été gelée par les autorités ukrainiennes.
En août 2020, le secrétaire d’État américain de l’époque, Michael Pompeo, avait ouvertement exprimé ses «préoccupations concernant l’investissement malveillant de la RPC (République populaire de Chine) en Ukraine, y compris les efforts de Pékin pour acquérir le fabricant de moteurs Motor Sich».
Le 12 août, le conglomérat privé ukrainien DCH annonçait avoir signé un accord pour acheter une participation de 25% dans le capital du constructeur Motor Sich. L’opération devait alors être validée par le régulateur ukrainien des monopoles.
La tension autour de Motor Sich s’était accrue le 5 décembre 2020 lorsque les investisseurs et actionnaires chinois ont déposé une requête en arbitrage pour un montant de 3,5 milliards de dollars contre l’Ukraine, en invoquant une expropriation illégale contraire au traité bilatéral de promotion des investissements de 1992, après que le gouvernement ukrainien ait bloqué la vente du constructeur de moteurs d’avion et d’hélicoptères civils et militaires.
La Chine s’intéresse à l’industrie de l’armement en Ukraine depuis les années 1990. L’ancienne république socialiste, après la chute de l’Union soviétique, a traversé une grave crise économique et sociale. Les autorités ukrainiennes ont alors vendu à des Etats étrangers des équipements puisés dans les importants stocks de matériel militaire soviétique. Parmi ce matériel vendu, figure le porte-avions Varyag inachevé, jumeau du porte-avions soviétique puis russe de classe STOBAR, Amiral Kouznetsov. Le Varyag fut vendu à une société enregistrée à Macao en 2000 avant d’être livré à la Chine en 2002, où il fût baptisé Liaoning. Les premiers essais en mer eurent lieu en 2011, avant une mise en service actif en 2012. On estime que cette acquisition a épargné 15 ans de recherche aux ingénieurs de la marine chinoise, qui ambitionne depuis les années 1980 de bâtir une flotte de haute mer.
L’Ukraine et les Etats-Unis refusent de prendre le risque de voir le scénario du porte-avions Varyag se répéter avec l’entreprise d’aéronautique de défense Motor Sich.
En réponse aux sanctions ukrainiennes, la Chine pourrait réduire ses échanges commerciaux avec l’Ukraine. En effet, elle est son principal partenaire commercial depuis l’année 2019.
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